La rumeur d'Eric Stephany
Artiste, Éric Stephany
CNHI, Paris - 2006
Trou de 2cm2 dans le sol
Ce projet de l’artiste Eric Stephany était intégré au rendu de la proposition architecturale dans le cadre du concours pour l’aménagement de l’exposition permanente “Repères”, de la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration.
Repères, au musée de l’Histoire de l’immigration" data-catid="[9]">"Landmarks, at the museum of the History of immigration.L’architecte :
Un lieu dédié à l’histoire de l’immigration en France se construit.
L’artiste :
Un lieu pour qu’une parole soit finalement accueillie sur cette composante incontournable de notre histoire ?
L’architecte :
Oui, c’est une histoire de territoire et de parole.
Nous posons un sol nouveau sur le sol existant du musée.
Ce sol est décollé de 85cm du sol d’origine. Nous soulevons, ainsi, la question du sol.
Qu’est-ce que le sol d’origine ? Qu’est-ce que le sol d’accueil ?
Sur ce sol flottant « sur », cependant que solidement ancré « sur » le sol d’origine, viennent se disposer des boites, des containers, des valises. Des lieux où la parole de cette histoire peut se dérouler.
L’artiste :
Ce sol nouveau flotte au-dessus de l’ancien. Vous créez, alors, un entre-deux, un « entre deux sols ». C’est une résultante de la proposition architecturale qui devient un espace aux qualités remarquables pour moi. Où je suis quand je suis entre deux sols ? Ma parole peut-elle y être entendue ? La parole investit l’espace supérieur, celui du sol nouveau, celui des volumes, celui des boites. Le vide interstitiel né de ce décollement, devient, de fait, un non-lieu. Cette zone peut être lue comme une zone de non - droit, le lieu de l’invisible, le lieu d’un non-dit.
L’architecte :
Ce vide sera utilisé comme une zone technique qui va « nourrir » ce qui se voit au-dessus.
C’est, effectivement, un espace qui a ses propres qualités. Ce qui s’y joue rend possible la partie du visible et de l’audible.
L’artiste :
Mais il y a comme quelque chose qui gronde dans le sous-sol…
Je propose d’intervenir au lieu de ce non - dit. Au cœur du dispositif de l’architecte, je me place dans l’espace résiduel, ici, chargé de sens.
L’architecte :
Une intervention entre les deux sols vient renforcer le geste proposé.
L’artiste :
Être là, c’est poser la question de la visibilité. Je suis ici, je suis d’ici. C’est aussi poser la question de la parole. Ici, se jouent des choses invisibles et inaudibles. Comme quelque chose qui sous-tend sans jamais être vu, ni entendu. Je propose donc, l’engagement d’une parole entre l’architecte, le musée et l’artiste : je glisse un objet quelque part entre les deux sols, invité par l’architecte. Je suis seul à connaître la nature de cet objet.
L’architecte :
Le jour de la mise en place de cet objet pendant le chantier, il faudra trouver un accord avec les acteurs du projet (ouvriers, personnel du musée, entreprises) pour respecter la tenue de ce secret.
L’artiste :
Je rends visible. Je parle. Ce sont les deux clés d’un possible faire.
S’engager à laisser à l’artiste la seule connaissance de cet invisible objet c’est donner une forme à un engagement artistique. Je donne ma parole je dois respecter un secret. Nous nous faisons confiance. Qui tient la clé du visible ? Et je rajoute : Qui prend la parole ?
L’architecte :
Y – a – t-il une interface entre ce qui se joue entre les sols et s’entend sur le sol ?
L’artiste :
Il y a une respiration. Un souffle. Un trou est fait dans la surface du plancher.
De ce point, fuit une parole énigmatique : « je n’ai jamais su ce que c’était. La parole était secrète pour moi ».
L’architecte :
Qui parle ?
L’artiste :
C’est précisément la question.
Est-ce l’artiste ? Est-ce l’architecte ?
Est-ce l’institution ? Est-ce celui qui écoute ?
Cette parole peut être prise et renversée par chacun de nous. Elle s’adresse à celui qui l’entend.
Il faut s’approcher au plus près du sol pour l’entendre. Il y a un déplacement nécessaire. L’architecte :
Est-ce un point d’exil ?
L’artiste :
Le statut d’exilé aujourd’hui n’a plus aucun sens. L’exil est un sentiment. Un sentiment très fort.
Celui qui ressent l’exil est celui qui est conscient du fait qu’il doit dépasser sa propre condition.
En ce sens, l’exil est un sentiment partagé, ici ou là-bas.
L’architecte :
Nous allons parler de cette intervention à l’occasion de la communication sur le projet architectural.
L’artiste :
C’est le dernier point qui constitue ce projet et qui lui donne titre.
C’est une parole qui s’ajoute. La rumeur est africaine, du nord au sud.
Les architectes vont en parler. Les conservateurs vont en parler.
L’objet invisible et secret fait parler de lui. Le texte de cet entretien peut faire l’objet de publications et d’expositions en dehors de l’espace du musée.
L’addition de ces paroles fait forme. La rumeur court.
L’architecte :
Ce jeu de « cache-cache », ce trou dans le sol, se rapprocher du trou pour entendre, la rumeur, me font penser à des souvenirs d’enfance.
L’artiste :
Il y a une relation libre au monde qui dure très peu de temps dans nos vies, avant que les schémas, les règles et les préjugés ne nous emprisonnent.
Être libre au monde, c’est peut-être le secret de cette parole.
Rumeur (invisible monument), entretien entre l’artiste et l’architecte