Le crime était parfait et le cadavre exquis
Dans l’ordre du tirage au sort :
Daniel Meszaros → Clémence Dupuis → Juliette Turpin Dervaux → Brice Launay-Menetrier → Charlotte Billon → Hervé Bouttet → Reza Azard → Sana Frini → Benoist Buttin
École nationale supérieure d'architecture de Versailles - 2010
Le crime ?
La bonne blague.
Ne surtout pas disserter sur l’architecture dans l’album annuel d’une prestigieuse école.
Projectiles est invité par l’École nationale supérieure d'architecture de Versailles à participer au projet « Sémantique parallèle*, glossaire prospectif d’architecture » qui a fait l’objet d’une exposition à l’école et d’une publication.
La consigne est de choisir un à deux mots parmi une liste de plus d’une centaine, pour ensuite développer suivant notre humeur, l’occasion était trop belle de solliciter (comme à notre habitude) l’imagination de tous les membres de l’atelier, en demandant à chacun de sortir d’un chapeau cinq termes et de les inclure dans un petit texte de sa production. Soit non pas dix, non pas vingt, non pas trente mais bien quarante-cinq mots appropriés par nous-mêmes. L’exploit valait la peine d’être souligné. En guise de point de départ, la dernière phrase de la personne précédente et ainsi de suite jusqu’au dernier. Le résultat final, compilation de nos différentes contributions, ne nous est apparu qu’au dernier moment, sorte de prose Polaroïd. Pas de Photoshop, donc pas de retouches possibles. Le cadavre ? Il git sous vos yeux curieux, loufoquerie participative de Projectiles.
Bonne lecture !
Il y a quelque chose de déroutant chez Adémard Huberty. Le délit dont il s’est rendu coupable a pour origine son opiniâtreté. Tout comme son prénom, elle lui vient de son arrière-grand-père, « l’as du pastel wallon » comme il aimait à s’appeler. En revanche, le génie créatif de son prestigieux aïeul ne l’a jamais ne serait-ce qu’effleuré. Ce mystère de la filiation nous éclaire sur le fait qu’Adémard soit à ce point nostalgique de ses années d’études en arts plastiques ; son manque de talent suscitait alors l’indifférence générale.
Les sarcasmes ont débuté avec sa carrière et ne le lâchent plus depuis. A chaque nouveau vernissage au Pavillon de l’Artillerie, Adémard est anxieux d’y croiser le Cercle, un petit groupe de critiques dont la spécialité, en dehors de se regarder le nombril, consiste à méthodiquement dénigrer la personnalité exposée. Un soir pourtant, la probabilité de pouvoir en finir une bonne fois pour toute le décida. C’est en passant la grande porte vitrée du sas qu’Adémard sortit de la poche de son veston le vieux Luger Parabellum récemment acheté sur eBay.
Il venait d’apercevoir de l’autre côté une femme dont la vulgarité l’avait fait tressaillir d’horreur. Alors il la mit en joue et l’observa une dernière fois avant de s’apprêter à tirer. Elle avait les cheveux coiffés en bataille, faussement domestiqués sous un chapeau en cuir rouge brillant ; elle portait un violet à lèvre suintant sur ses commissures fripées et un foulard rouge bleuté au motif algorithmique qui frisait la dissonance avec ses boucles d’oreille carrées. Adémard tira, car croyance ou pas, un tel mauvais gout doit être puni sur le champ. La femme s’écroula sans bruit, Adémard rangea son flingue encore fumant, ajusta son pardessus Camel et repris sa route, soulagé.
Pourtant, à peine installé au volant, il revit les jours qui avaient précédé, hantés par le souvenir de cette conversation avec Nicole.
- Qui d’autre est au courant ?
Il se déplaça pour échapper à la lumière oblique de la lampe tombée au sol.
- Je n’en ai parlé à personne, mais…
La fatigue qui marquait son visage, autrefois familier, effrayait Nicole. Elle s’assit dans l’ombre sur le banc devant le piano, tournant le dos au fauteuil où il était installé.
- Adé, il faut absolument que tu fasses quelque chose, dit-elle délicatement. Georges ne le supportera pas…
- Tu sais très bien qu’il n’a plus la vitalité d’il y a cinq ans. Comment peux-tu me demander ça ? Après tant d’années !
Les lampadaires du boulevard venaient de s’éteindre et alors qu’il s’engageait sur le quai, Adémard arrêta brusquement la voiture, ouvrit la fenêtre et jeta le revolver vers le fleuve.
Il était soulagé, les tremblements commençaient à s’atténuer mais le battement affolé de son cœur mit plusieurs minutes à revenir à un rythme régulier. Il était désormais à l’abri du danger.
Il était tard lorsqu’il atteint Austerlitz, mais en prenant la ligne cinq il savait qu’il serait en moins de vingt minutes à Gare de l’est où tout serait définitivement terminé. Il faisait souvent ce trajet mais c’est avec une clarté nouvelle qu’il vit ce bâtiment vert et ondulant le long des berges. Il l’avait toujours bien aimé sans vraiment comprendre pourquoi. De manière générale il ne comprenait pas très bien tout ce qui s’était passé depuis dix ans. C’était le seul bâtiment qui avait résisté au carnage, à la surabondance de destruction des bâtiments construits au vingtième siècle. Les groupements pro-patrimoniaux contrôlaient désormais l’économie et l’opinion publique au moyen d’une politique démagogique d’effacement de toutes les formes de modernité… Il avait lu quelque chose à ce sujet… « Archimorphing » ce mot lui revint soudainement… par curiosité il irait chercher sa définition dès qu’il serait chez lui.
En montant dans sa voiture son premier geste fut d’allumer la radio, sa partie de chasse l’avait épuisée et les nombreux virages avaient tendance à l’endormir. Sa conduite était rapide. La lumière des phares des autres voitures lui troublait la vue, la ligne blanche se déroulait en double devant son regard.
Il traversa la zone industrielle sud de Villemolle. C’était le haut lieu de la prostitution dans la région. L’idée lui vint de s’arrêter quelques instants, de se laisser aller au plaisir singulier de la chair. Après tout, elle l’avait laissée seul. Seulement sa colère était plus forte que son envie. Le dégout l’envahit.
« Paris est si petit quand on le regagne à la nage » fredonnait la radio. Il décida de ne pas s’arrêter. Il avait faim.
Il mangerait des noodles en rentrant chez lui.
Fatigué, épuisé par tout ce qui le hantais, il crut voir dans le fond de son assiette un signe. Ce fût la révélation, le trait de génie qui touche ces personnes en accord avec le monde dans lequel ils vivent. Il se leva avec fracas, couru chercher au fond de son sac le carnet qui ne le quittait jamais, l’ouvrit sur l’ultime page vierge qu’il réservait à cet instant, pris une grande bouffée d’air pour se calmer, sortit un crayon bille de sa poche et couchât sur le papier clairement son idée. Le contraste était flagrant entre l’amalgame non structuré de ces derniers temps et se résultat final. Repus de son modeste repas et surtout de l’achèvement de ses recherches, il se mis à feuilleter, ce qu’il commençait à considérer comme son œuvre majeure. De textes en croquis, il se félicita de la polyvalence et de la richesse de sa pensée. Son satisfécit fut total lorsqu’il imagina les champs d’applications possibles, il se mit à rêver. Lentement la torpeur s’empara de lui et il crût un instant devenir un dieu.
Sa maison débordait d’objets inutiles, accumulés au grès des virées nocturnes à travers les innombrables galeries du nouveau Fashion City. Fierté régionale, elle avait été inaugurée en grande pompe par le maire de la ville, un homme politique respecté grâce à sa neutralité et son absence d’engagement politique. Ce projet pharaonique avait été voté à l’unanimité par tous les habitants de la région. Si bien que toute opposition à sa réalisation était jugée comme un blasphème.
Cette architecture à la fois imposante et iconique contenait les trésors d’un jour, dévalisés en quelques heures par des hordes de pèlerins. Ce matin, une nouvelle boutique Life Again a été inaugurée. Cette chaine de service à succès planétaire proposait à ceux qui voulaient une nouvelle vie, des formations accélérées de divorce. Une femme pulpeuse, dont la carrosserie parfaitement refaite se dévoilait à travers une tenue légère, défilait le long de la vitrine en claquant ses talons aiguilles. Elle l’attendait …
Aussi bouillonnant qu’un volcan, il avança. Au fur et à mesure que l’ombre chinoise prenait forme, une euphorie juvénile envahissait son corps, provocant en lui une explosion de sensations éprouvées jadis mais qu’il s’obstinait à garder enterrées à mille lieux sous terre.
Les courbures de la belle demoiselle n’avaient rien perdu de leur sensualité et tout en avançant, il s’extasiait devant ce corps. Comment ne pas l’être lorsqu’on avait passé des nuits entières à admirer la finesse de ces bras… la délicatesse de ce cou… la noblesse de ce visage… ce visage qui lui manquait tant, ce visage qui n’était désormais qu’à quelques mètres de lui.
Combien de fois avait-il imaginé ce moment ? Adémard n’avait cessé d’y penser tout au long de ses navigations. Leurs retrouvailles prenaient forme à travers les paysages de ses voyages. Il avait cru maintes fois l’apercevoir sur un de ses multiples quais où il s’amarrait pour quelques jours. Il s’était même épris de passion pour une virtuose du tango qui avait le mérite de lui ressembler.
Maintenant elle le regardait, et qu’importait la souffrance les hallucinations et les désillusions passées, Véronique était là… en vrai.
Pour la première fois elle prenait conscience de la mécanique étrange de son cerveau qui ne lui obéissait plus depuis longtemps. Ses incohérences spatiotemporelles résultaient d’un traumatisme d’une autre vie dont elle n’avait plus souvenir. Sa conscience se glissait sans prévenir d’une réalité à une autre, sans laisser trace d’une quelconque logique. Le temps se dilatait pour elle à son aise, sans qu’elle-même ne compris son mécanisme. Elle avait trébuché dans l’escalier du temps et infiltré le tunnel de l’ubiquité. Sa vie changeait constamment sans qu’elle ne puisse se rendre compte de rien, elle se réveillait un matin avec un phallus entre les jambes, trois heures plus tard elle était professeur de zoologie ou bien encore maître de go ! Elle avait vécu dans le passé, visité les galaxies et s’était projetée dans le futur. Son propre présent lui apparaissait pour la première fois, elle l’observait sans vraiment comprendre.
Des larmes se mirent à couler le long de ses joues, elle n’osait plus fermer les yeux de peur de disparaître à nouveau. Il l’avait trouvé. Décidément, il y a quelque chose de déroutant chez Adémard Huberty…